(PREMIER) DIALOGUE AVEC UN JIVARO SUR L'IDENTITE NATIONALE
Mon oncle (agressif).- Toi qui es dubitatif devant l’idée d’identité nationale…
Moi (très calme).- Bonjour, mon oncle, tu es d’une humeur charmante aujourd’hui, que t’arrive-t-il ?
Mon oncle (toujours agressif).- B’jour, j’ai rencontré un jean-foutre qui m’a soutenu que l’identité nationale était une absurdité, tu te rends compte !
Moi.- Eh bien…
Mon oncle (plus agressif encore, s’il est possible).- Ah non ! Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! L’identité nationale, c’est important, c’est ce qui fait que les Français sont ce qu’ils sont.
Le Jivaro.- Mais c’est la nationalité, cela ! Bonjour, monsieur.
Mon oncle (définitif).- Pas du tout !
Le Jivaro (perplexe).- Je ne comprends pas… Être français, c’est avoir la nationalité française, non ?
Moi (ennuyé).- Oui, bien sûr, mais l’identité nationale, c’est quelque chose de plus. Enfin, pour ceux qui y croient.
Mon oncle (rogue).- Tu n’y crois pas ?
Le Jivaro (toujours perplexe).- Explique-moi. Ou bien on est français, ou bien on ne l’est pas.
Moi.- Certes, certes. Mais demande à mon oncle, c’est un spécialiste, il te dira tout ce que tu veux savoir.
Le Jivaro (curieux).- L’identité nationale, ce n’est pas une notion juridique, alors ?
Mon oncle.- Non !
Le Jivaro.- Vous la définissez comment ?
Moi (moqueur).- C’est là que les choses se gâtent, n’est-ce pas, mon oncle ?
Mon oncle.- Eh bien, c’est d’abord la participation à une histoire commune…
Le Jivaro.- L’histoire de France ?
Mon oncle.- Oui… et non. On ne retient que les épisodes les plus significatifs de cette histoire. Vous savez, jeune homme, en 2000 ans, il s’en est passé, des choses !
Le Jivaro (têtu).- Oui, mais quels épisodes ?
Mon oncle (patient).- Nos ancêtres gaulois, par exemple…
Moi (ironique).- Il faut que tu saches que nous avons inventé ces ancêtres gaulois assez récemment, au XIX° siècle. C’est sous le second empire que Vercingétorix est devenu un héros national.
Mon oncle agacé).- Tu ne vas pas contester Saint Louis, ni Jeanne la Pucelle, ni Henri IV, je pense, monsieur l’esprit fort ?
Moi.- Je m’en garderai bien ! Mais tu ne retiens de l’histoire de France que les épisodes qui te conviennent, et c’est ce que Péguy appelait une image commode, qu’il proposait d’ailleurs de remplacer par une image incommode… et exacte, elle. Ce que tu évoques, c’est le roman national, ce conte (pour ne pas employer le mot histoire, parce que cela prêterait à confusion) destiné à vendre une l’idée d’une France éternelle et glorieuse, toujours identique à elle-même depuis 2000 ans ! Et, note bien, on parle de roman national, et le roman, c’est quoi ? De la fiction ! Fonder l’identité nationale sur une fiction, c’est plutôt amusant, non ? En réalité, la France, en tant que nation, est une construction beaucoup plus récente qu’on ne le pense. Braudel disait qu’elle n’avait commencé qu’avec les trains, c’est-à-dire bien après les Gaulois, Saint Louis, Jeanne d’Arc ou Henri IV. Sans compter que les Belges pourraient bien revendiquer les Gaulois comme ancêtres, eux-aussi, et que devient l’identité nationale, dans ce cas ?
Mon oncle (combatif).- Et la langue ? La culture ?
Le Jivaro (s’adressant à moi).- Tu es d’accord ?
Moi.- Oh, et les Belges (encore), les Suisses, les Canadiens, les Sénégalais, et bien d’autres ? Ils ne parlent pas français, peut-être ? Incidemment, ce serait intelligent de faire évoluer la langue en accord avec eux…
Le Jivaro (conciliant).-Sans doute, sans doute.
Mon oncle (triomphant).- Voyez, jeune homme, il ne répond pas sur la culture, je lui ai cloué le bec. La culture française, c’est quelque chose !
Moi (sarcastique).- Si tu parles de la culture générale, il suffit de regarder autour de nous pour voir que tout le monde ne participe pas à cette culture – et donc, d’après toi – à notre identité nationale, malgré un passeport français ! Si tu parles de la culture politique, je pourrais être d’accord, mais ...
Mon oncle (agressif, à nouveau).- Mais quoi ?
Moi (patient).- Si tu appelles culture politique un ensemble de valeurs communes à tous les Français, c’est quelque chose de récent – à supposer même que cela existe vraiment.
Le Jivaro (intrigué).- Ca date de 1789, non ?
Moi.- Oh non, c’est beaucoup plus récent, de 1919, au mieux. Prends l’exemple de la fête nationale…
Mon oncle (satisfait).- Oui, c’est un bon exemple, c’est vraiment la fête de tous les Français, il y a un feu d’artifice et des bals dans le moindre village.
Moi.- Certes, mais depuis combien de temps ? Au XIX siècle, la fête nationale, si il est permis de l’appeler ainsi, ça a pu être le 5 août, le jour de la saint Louis (tiens, encore lui…), le 15 août (le jour de l’anniversaire de Napoléon (le premier, bien sûr), ou encore à d’autres dates, tout simplement parce qu’entre les monarchistes, les bonapartistes et les républicains il n’y avait pas de culture politique commune (et je ne parle pas des oppositions entre légitimistes et orléanistes) qui aurait permis une célébration et une commémoration incontestables. Vous savez qu’on a pensé faire du 30 juin, en 1878, l’année du centenaire de la mort de Voltaire, une journée de la Paix, du Travail et de la Concorde nationale ?
Le Jivaro (rêveur).- C’était une bonne idée. Voltaire…
Mon oncle (rageur).- Pas sûr !
Moi (docte, je le crains).- Quoi qu’il en soit, ça n’a pas eu de succès ni de suite, à part un tableau de Monet*. Et lorsqu’en 1880, Raspail, qui était député de Paris, propose de fixer la fête nationale le 14 juillet, il sait qu’on peut commémorer à cette date la prise de la Bastille mais aussi la Fête de la Fédération, ce qui est à cette époque un événement un peu plus consensuel. Eh bien, malgré cela, il faudra attendre 1919 pour que le 14 juillet devienne vraiment la fête de tous les Français.
Mon oncle (triomphant).- Tu vois bien ! L’identité nationale ! On y est !
Moi.- Je me demande si tu ne vas pas trop vite en besogne, parce que les années trente…
Mon oncle (impatient).- Quoi, les années trente ? Qu’est-ce qu’elles ont, les années trente ? N’oublie pas que je suis né en 1931, je te prie !
Moi (insidieux).- Dieu me garde de l’oublier ! Tu rappelles assez souvent ta date de naissance à tes nièces et neveux, de peur sans doute qu’on oublie ton anniversaire !
Mon oncle (gêné).- …
Moi.- Les Français sont divisés comme jamais en groupes inconciliables. D’un côté les communistes, qui s’isolent, de l’autre l’Action française et tous les groupes d’extrême-droite qui entretiennent une agitation permanente. Et n’oublie pas la violence du débat ! Ça n’est pas rien de proposer de fusiller le Président du Conseil, et dans le dos, encore ! Je ne vois pas bien où sont les valeurs communes.
Le Jivaro.- A partir de 1945, peut-être ?
Moi (dubitatif).- Peut-être… Mais je me demande si ce n’est pas une illusion. A la Libération, le parti communiste était au gouvernement, d’accord, et depuis, eh bien on voit où il en est, et l’extrême-droite était inaudible, déconsidérée par le régime de Vichy. Mais les traumatismes de la décolonisation l’ont remise en selle, et depuis elle se porte de mieux en mieux. Evidemment, son discours n’est plus celui des années 30, mais a-t-elle vraiment changé, a-t-elle adopté les valeurs de la République, cela reste à voir.
Le Jivaro.- Tu n’es pas très optimiste, dis donc ! Mais alors, l’identité nationale ?
Mon oncle (furieux).- Ne l’écoutez pas, jeune homme, c’est un jean-foutre qui manifestement trouve cette idée absurde, lui aussi !
Moi (provocateur).- Tu veux vraiment savoir à quoi ça me fait penser ?
Mon oncle (toujours furieux).- Attention à ce que tu vas dire, mon neveu ! Ma patience a des limites !
Moi.- Oui… Et on les atteint assez vite, je le sais. L’identité nationale, c’est l’idée du cheval.
Mon oncle et le Jivaro (décontenancés).- Hein ?
Mon oncle (se tournant vers le Jivaro).- Ca y est, il est fou !
Le Jivaro.- Ecoutez le, ce sera mieux.
Mon oncle.- Oui, oui, l’identité nationale est un cheval tout le monde sait ça, tu as raison. Où est le téléphone, j'ai quelqu'un à appeler de toute urgence.
Moi (riant).- Inutile d'appeler l'hôpital psychiatrique, mon oncle, je parle de l’idée du cheval au sens de Platon, bien sûr, vous l’avez compris, même si je doute que ceux qui se réfèrent à l’identité nationale aient jamais lu Platon. (Taquin) N’est-ce pas, mon oncle ?
Mon oncle.- Oui… Platon ? Connais pas !
Moi (sérieux).- L’identité nationale, c’est l’idée du Français. Le problème, c’est qu’elle n’existe que dans la tête de ceux qui en parlent, parce qu’il est impossible de la fonder sur des caractéristiques objectives ! Et cette idée qu’ils fabriquent, ils s’en servent pour exclure de la communauté nationale ceux qui n’y correspondent pas, même si ils ont la nationalité française, ou pour dire qu’ils ne peuvent l’obtenir, s’ils la demandent.
Mon oncle (fou de rage).- Je ne peux plus supporter ce verbiage, je m’en vais. Je ne te salue pas, mon neveu !
Moi (moqueur).- A bientôt, mon oncle !
Le Jivaro.- Au revoir, monsieur.